par les liens de l’assiette

Ils font communauté pour prêcher les liturgies délicieuses du bon et du bien manger à coups de rituels singuliers. Des cercles d’initiés, défenseurs d’une tradition culinaire, d’un produit, de ses bienfaits ou de sa manière vertueuse d’être cultivée, suscitent la curiosité, voire parfois l’incompréhension des profanes. Que se cache-t-il sous les costumes intrigants des membres des confréries gastronomiques ou les rites nourriciers des cercles de femmes ?

Mots : Amandine Bessart
Illustrations : Zoé Coulon

« Je jure de défendre, toute la vie et au-delà, la qualité et la gloire du grand cassoulet de Castelnaudary, ou que la tête m’en tombe dans la grande cassole. » Cette phrase, chaque membre de la grande confrérie du Cassoulet de Castelnaudary la prononce en occitan lors de son intronisation publique. Il revêt à l’occasion la même longue robe rouge et dorée que ses condisciples, pavoisée d’une toque en forme de cassole retournée. Puis il déguste ledit plat, évidemment. Lors de ces grands chapitres, entendez par là les manifestations publiques organisées par la confrérie, une chorale scande, sur fond de tambours battants, « bibo lé cassoulet ! » (“vive le cassoulet”). Une scène bien singulière pour qui n’y est pas familier. « Les gens ont à tort l’impression que les confréries sont des associations fermées où le président a tous les pouvoirs, avec nos rituels et nos chants bien précis », juge Nicolas Poser, grand chancelier d’une autre confrérie occitane, celle du Mesturet et du Pays Graulhétois. « C’est en même temps ce qui donne ce côté mystique et alimente un secret qui donne envie de savoir ce qui se passe vraiment à l’intérieur, qui peut déclencher l’envie d’adhérer. »

Changement de décor pour les Cévennes, à la table d’un banquet tout aussi cérémonial. Des femmes vêtues de blanc partagent un repas de fête, pour célébrer la fin d’une retraite spirituelle sur fond de sororité. Des mets qui nourrissent le corps autant que l’esprit, comme exemple délicieux d’une reconnexion avec soi et le vivant. Si leurs motivations semblent aux antipodes, ces deux groupes ont un point commun : le lien que leurs membres entretiennent autour d’une assiette spécifiée et ritualisée.

Sous le costume des confréries, les traditions locales

« Une confrérie est une association de loi 1901 regroupant des personnes qui défendent un produit, un art de vivre en région », résume Solange Moreau-Massenavette, présidente du Conseil français des confréries. Par exemple, remettre au goût du jour des recettes, veiller au respect de la qualité de leurs ingrédients et leur provenance locale, leurs étapes de préparation… À la tête d’une confrérie, un grand maître, élu et souvent pressenti, et plusieurs rangs honorifiques : chevaliers, dignitaires, écuyers, chanceliers… Aujourd’hui, les confréries sont laïques et ouvertes à tous, bien qu’à leurs origines moyenâgeuses, elles assuraient un soutien religieux aux membres de corporations de métier. Les confréries s’appuient sur un régionalisme fort et des références aux traditions d’hier ; un outil de mémoire désirable, mais parfois en décalage avec la réalité actuelle.

Dans “con-frérie”, vous devinerez aussi que les femmes en étaient d’abord exclues. « Il y a même encore des confréries où les femmes sont acceptées pour travailler derrière, mais pas question d’avoir la tenue… mais c’est de plus en plus rare », souligne Solange Moreau-Massenavette, qui est aussi l’une des quelques femmes grands maîtres, bien que cela tende à se démocratiser. Dans sa commanderie Cassis et Berry, il y a même plus de femmes que d’hommes ! Hors confréries, on rappelle que les portes de cercles de gastronomes, comme l’éminent club des Cent, sont encore aujourd’hui closes aux femmes. Fondé en 1912, ce groupe très fermé défend la gastronomie française en s’appuyant sur ses membres, des hommes d’influence qui gardent dans l’entre-soi le secret des meilleures tables de l’Hexagone. On dénombre environ 2 000 confréries en France, souvent créées à la fin du XXe siècle, leurs membres étant 100 % bénévoles et passionnés, et pour cela souvent retraités (la cinquantaine pour les plus jeunes). La moitié des confréries n’organisent qu’un chapitre par an, quand d’autres, comme la grande confrérie du Cassoulet, revendiquent un impact majeur sur l’économie locale : préparation de milliers de repas ou maintien de l’artisanat local de la cassole, fabriquée par un seul et dernier potier de la région.

Les appellations protégées facilitent l’influence de ces cercles, comme l’interdiction obtenue en justice par les chevaliers du Véritable Camembert de Normandie de la mention “fabriqué en Normandie” sur tous les camemberts, afin de protéger l’AOP de ce fromage dit “de Normandie”. Un combat plus complexe pour d’autres spécialités, le cassoulet de Castelnaudary notamment, dont la confrérie a lancé une pétition contre un industriel qui vendait un plat bien éloigné de ses standards sous cette dénomination. « Notre combat était surtout médiatique, puisqu’on ne peut pas protéger l’appellation “cassoulet de Castelnaudary”, confie Jean-Yves Pradier, son grand maître. Nous pourrions si tous les fabricants de cassoulet avaient exactement la même formule, or chacun a son petit secret, parfois transmis de père en fils. On serait obligés de faire la même recette et tout le charme du cassoulet de Castelnaudary serait perdu. » À l’inverse, la confrérie est partenaire d’un autre industriel de sa région, qui produit près de 40 000 boîtes de cassoulet par jour, la plupart avec des haricots non IGP (pourtant un des gages de qualité défendus par les confrères). Son grand maître justifie ce choix par une volonté de soutenir l’économie locale avant tout.

Cette défense du terroir ne considère pas l’écologie comme un engagement majeur, malgré la nécessité prouvée de préserver nos terres agricoles pour durabiliser les récoltes. Au Journal officiel des associations, seules deux confréries évoquent le bio dans leurs statuts. « C’est difficile de faire un cassoulet de Castelnaudary biologique au niveau du canard, car nous n’avons pas le droit de gaver… On cherche à avoir un cassoulet en bio avec le même goût, mais ce n’est pas évident », se défend Jean-Yves Pradier. Pas d’engagement majeur non plus dans les statuts de la confrérie plus récente du Mesturet (une pâtisserie à base de farine de maïs et de courge) et du Pays Graulhétois, fondée fin 2020 par quatre quarantenaires, mais des démarches qui vont dans le bon sens : la réintroduction d’une variété ancienne de courge sucrée et bien orangée propre au Mesturet d’antan ou l’obligation d’un grand maître professionnel, pour rester connecté aux réalités des boulangers-pâtissiers.t médicinaux locaux, que les femmes utilisent aussi lors de rituels de fumigation ancestraux. « Nous partageons tous les repas du matin au soir, il y a une relation autour de la table qui est dans l’intimité, le partage, au-delà des ateliers holistiques. Certaines font des blagues, chantent, racontent des histoires… Ce sont des moments conviviaux et de bilan que je trouve précieux pour l’humilité du groupe », confie Marion Thelliez.

Entre écologie et culte du vivant nourricier, des cercles plus modernes

Un groupe de mangeurs qui intègre les producteurs engagés au cœur de son modèle, ce sont les Amap, les Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne. « Nous avons voulu pérenniser les petites fermes en voie de disparition face aux énormes exploitations en agriculture traditionnelle, résume Evelyne Boulongne, porte-parole du groupement national des Amap, le Miramap. Les Amapiens prépayent la production, via un contrat avec chaque paysan, qui livre toutes les semaines ce qu’il a récolté le jour même ou la veille. » Un circuit ultracourt, donc. On en compterait environ 2 000 en France, riche des denrées de 4 800 paysans. Dans la charte nationale des Amap, on ne parle pas de producteurs mais de paysans, pas de consommateurs mais d’Amapiens, pas de produits mais d’aliments, car le sens profond des mots en dit long. « Ce n’est pas nous qui produisons, c’est la Terre qui produit. Nous l’aidons simplement », explique Evelyne Boulongne. Le maître mot des Amap, c’est l’ouverture, le dialogue, la transparence et l’importance cette fois non plus d’une tradition ou d’un produit, mais de comment il est cultivé et par qui, visites régulières de fermes à l’appui.

Cette connexion au vivant est aussi très forte lors des cercles de femmes que coorganise la naturopathe Marion Thelliez avec Moonrise Circle. « C’est essentiel, on va se connecter à l’eau, à la terre, au feu, à l’air… aussi via l’alimentation », précise-t-elle. À l’inverse, même si ces cercles sont ouverts à toutes, c’est l’espace encadré et confidentiel qui permet aux femmes d’y déposer la parole ou d’y pratiquer des rituels. Marion prône une cuisine « énergétique », reliée aux cycles féminins et qui favorise une digestion simple, pour permettre de se concentrer au mieux sur son travail spirituel. « J’aime beaucoup utiliser ce qui est à disposition dans la nature. On peut facilement trouver du thym, du romarin, de la sauge, des plantes magnifiques, très courantes, mais extrêmement efficaces », indique la naturopathe. Des végétaux comestibles et médicinaux locaux, que les femmes utilisent aussi lors de rituels de fumigation ancestraux. « Nous partageons tous les repas du matin au soir, il y a une relation autour de la table qui est dans l’intimité, le partage, au-delà des ateliers holistiques. Certaines font des blagues, chantent, racontent des histoires… Ce sont des moments conviviaux et de bilan que je trouve précieux pour l’humilité du groupe », confie Marion Thelliez.

La convivialité universelle des belles tablées

« L’identité alimentaire régionale se construit dans la convivialité, elle se vit », assure François Sarrazin, professeur émérite de l’École supérieure d’agricultures d’Angers, auteur du livre La construction sociale des bassins de production agricole (Éditions Quæ). D’après lui, ce sont les relations sociales qui permettent le rayonnement des bassins de production agricole, plus que les conditions techniques ou celles du marché. « Il y a des gens qui se sont fait une bande de copains à partir de l’Amap du quartier, se réjouit Evelyne Boulongne. À l’automne, dans une Amap voisine de la mienne, ils ramassent les choux, les mettent en tonneau pour faire la choucroute ensemble. » Même ambiance côté confréries. « Nous faisons la promotion d’un produit, mais sur une base de convivialité et d’amitié. Pourquoi a-t-on créé le Conseil français des confréries ? Pour être encore plus unis, faire des actions en commun », affirme Solange Moreau-Massenavette. Lors d’un chapitre, il est en effet d’usage d’inviter des confréries amies autour de grandes tablées. « Ces repas interminables que nous faisions à l’époque de nos grands-parents, qui duraient des heures, où tout le monde s’enivrait » ont d’ailleurs motivé la création de la confrérie du Mesturet et du Pays Graulhétois selon son grand chancelier. « Il y a une nécessité de recréer du lien entre les générations et les personnes, et le meilleur moyen, le plus convivial et le plus charmant d’y arriver, c’est autour d’une table », estime Nicolas Poser.

Tapez même par curiosité le mot “confrérie” sur Instagram et vous tomberez sur les comptes de joyeux viandards comme la confrérie du Mâchon bi-alpin, ou de passionnés de moto et de canons (à boire) chez les confrères de la Meule. Partager l’amour des bons produits, voilà peut-être le secret le plus immuable derrière la pérennité de ces cercles au bec fin.

 

Un article publié dans Îlots Secrets